Eric de Thoisy : "La ville du « Care » serait celle qui devient ou redevient habitable pour tous, pour les personnes âgées, celles en situation de handicap, pour les « malades » que la ville a exclu et qu’elle a aujourd’hui à réintégrer, etc., cela passe par un très gros travail de réadaptation des espaces publics comme privés, pour sortir d’une ville « validiste », c’est-à-dire construite à la mesure d’un corps « sain » et excluant de fait les autres."
Publié le 21.04.22 - Temps de lecture : 4 minutes

Les villes nous rendent malades… et pourtant, elles peuvent nous guérir

À quoi doit ressembler la ville du « care » ? Interview d’Eric de Thoisy, dont l’agence SCAU est commissaire scientifique de l’exposition « Soutenir. Ville, architecture et soin ».

Avec Cynthia Fleury, vous inaugurez l’exposition « Soutenir. Ville, architecture et soin ». Comment est né ce projet ?

Eric de Thoisy : Cynthia et nous autres à l’agence travaillons ensemble sur le sujet du soin depuis trois ans environ, notamment sous la forme d’une thèse en format Cifre (sous la direction de Cynthia et d’Antonella Tufano et « incubée » à l’agence). Puis nous avons, en mars 2020, proposé ensemble ce projet d’ouvrage et d’exposition au Pavillon de l’Arsenal, avec cette envie de partager une réflexion dense, aussi complète que possible, sur ce sujet du soin et de la ville.

Comment pourriez-vous définir la ville du « Care », déclinaison urbaine de la vision plus globale d’une société du « Care » ?

Eric de Thoisy : La ville du « Care » serait celle qui devient ou redevient habitable pour tous, pour les personnes âgées, celles en situation de handicap, pour les « malades » que la ville a exclu et qu’elle a aujourd’hui à réintégrer, etc., cela passe par un très gros travail de réadaptation des espaces publics comme privés, pour sortir d’une ville « validiste », c’est-à-dire construite à la mesure d’un corps « sain » et excluant de fait les autres.

Une part de plus en plus importante de l’humanité devient citadine : comment la ville peut-elle « prévenir » les maux ? À l’inverse, quel diagnostic faites-vous des villes actuellement, sont-elles plus génératrices de maux que réparatrices ?

Eric de Thoisy : Les villes nous rendent malades, en même temps qu’elles peuvent ou qu’elles ont pu nous guérir, l’histoire est faite ici d’oscillations. Et l’exode en mars 2020 a semblé montrer que la ville était plutôt aujourd’hui associée à la maladie, et l’exil vu alors comme une forme de soin, de prévention. L’une des caractéristiques de notre époque étant par ailleurs la prise de conscience du fait que la ville peut porter atteinte à l’intégrité mentale des habitants. Mais d’autres moments racontent d’autres choses …


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On parle de plus en plus de design actif. Quelles sont les autres applications du métier d’architecte qui peuvent permettre de créer une ville du « Care » ?

Eric de Thoisy : Il y en a plusieurs, par exemple lorsqu’il s’agit de concevoir ou transformer des logements pour les rendre habitables par des personnes âgées et dépendantes, ou bien lorsque l’on cherche à réintégrer certaines qualités spatiales souvent absentes des institutions hospitalières (l’importance de la vue, du cadrage, du rapport à l’extérieur, ou bien la question des espaces communs de circulation et de rencontre, etc.). Et puis il y a des conséquences plus générales, plus « fondamentales » même pour l’architecture, lorsque nous sommes amenés à réfléchir à des nouvelles formes d’intervention, l’entretien plutôt que la construction par exemple…

Pourriez-vous nous parler d’un exemple de ville qui suit ces préceptes ?

Eric de Thoisy : On a beaucoup d’exemples, de villes ou d’architectures, dans notre exposition ! Sur la question de l’accessibilité de l’espace public, on voit les choses changer, la ville de Chester en Angleterre fait partie de celles assez exemplaires par exemple.

Les petites et moyennes villes séduisent beaucoup de Français pour leur cadre de vie attractif : est-ce que votre vision s’adapte également aux villes de taille plus modeste ? Et comment ?

Eric de Thoisy : Proximité de la nature, déplacements raccourcis et apaisés, pollution moindre, etc. : les « petites » échelles ont, de fait, des qualités qui les rendent particulièrement aptes à produire du soin, et du « care ». Plus généralement, le soin est-il plus facilement « architecturé » à une petite échelle, c’est une question de fond que l’on va continuer à travailler.

Quels challenges poseraient un « exode urbain » – pour l’instant non observé – s’il venait à se produire ?

Le Réseau Rural Français et le Plan Urbanisme Construction Architecture (PUCA) ont initié une étude qui s’intéresse précisément à cette question et dont les premières conclusions ont été publiées en février dernier. La première de ces conclusions c’est que l’épidémie n’a pas bouleversé les grands équilibres territoriaux. La seconde conclusion révèle l’existence de « petits flux » sortant des pôles urbains « qui peuvent être localement déterminants ». On peut notamment observer une augmentation de l’attractivité de trois types de territoires : 1) les villes petites et moyennes, 2) les espaces périurbains, 3) les espaces ruraux, en particulier ceux proches des centres urbains. Ces mouvements de population suite à la pandémie semblent donc venir renforcer la tendance actuelle de « métropolisation, périurbanisation, littoralisation ».

Votre question pose également le présupposé que l’accès aux soins est plus aisé dans les villes. Ce n’est pas aussi simple que cela. 62,4 % de la population d’Île de France est considérée comme habitant un désert médical. C’est le pourcentage le plus élevé des régions françaises, alors que la quasi-totalité de l’Île de France est incluse dans l’aire urbaine de Paris. Ce chiffre monte même à 92,8 % pour la Seine-Saint-Denis.
Il nous semble que le challenge de l’accessibilité aux soins se pose déjà aujourd’hui et que la pandémie n’est venue qu’accentuer une tendance déjà à l’œuvre, fortement liée à l’extension constante des aires urbaines. Nous montrons justement dans l’exposition « Soutenir. » cette oscillation au cours de l’histoire entre centralité et mise à distance du soin qui aboutit à la géographie médicale complexe que nous connaissons.

Notre ouvrage et notre exposition montrent que le territoire hospitalier s’est en réalité constitué par des mouvements d’oscillation, avec certes ces épisodes de mise à l’écart (pour les raisons que vous citez mais aussi pour d’autres, relatives à la volonté d’invisibiliser la maladie et le soin), mais aussi des épisodes de rattrapage de la ville, ainsi que de recentralisation du lieu du soin. Cette histoire produit d’ailleurs des situations urbaines imprévues et intéressantes : celle de l’hôpital Saint-Louis, construit loin de Paris pour les pestiférés et aujourd’hui au cœur d’un quartier très vivant, est à ce titre emblématique. Son inclusion dans la ville est totale tout en formant, au sein de cette ville, un espace protégé, hors du temps, presque une oasis. C’est une fonction inattendue de l’hôpital qui émerge, une autre forme de soin qu’il apporte aux urbains.

 

Par Mathieu Cabannes et Guillaume Baraïbar, architectes associés de l’agence SCAU

« Soutenir. Ville, architecture et soin », au Pavillon de l’Arsenal à Paris jusqu’au 28 aout 2022.

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