Publié le 28.05.20 - Temps de lecture : 7 minutes

Demain, les architectes pourront contribuer à l’essor des circuits courts

Le jour d’après est une série d’interviews et de tribunes qui portent un regard sur les enseignements que nous pourrons tirer, demain, de la crise sanitaire que nous vivons actuellement. Quels nouveaux besoins, quels nouveaux usages et relations sociales s’organisent dans ce contexte sans précédent ? Comment les initiatives positives créées par cette situation inédite peuvent-elle constituer des enseignements durables pour plus d’urbanité et une meilleure qualité de vie en ville ? Urbanistes, sociologues, géographes, architectes, mais aussi start-upper nous éclairent de leurs regards multiples sur l’urbanité bousculée que nous vivons aujourd’hui, pour inspirer durablement celle de demain.

Experts, observateurs, usagers de la ville, si vous souhaitez participer à la série #Lejourdaprès, écrivez-nous sur contact@enviesdeville.fr.

Valérie Flicoteaux est architecte à Paris et a fondé l’agence 3+1 Architectes. Après avoir été Vice-Présidente du Conseil régional d’Ile-de-France de l’Ordre des Architectes, elle est depuis 2017, Vice-Présidente de l’Ordre National des Architectes.

Quelles sont les observations que vous pouvez faire aujourd’hui, sur la crise actuelle que nous vivons ainsi que sur ses conséquences sur la manière dont les urbains vivent leur logement ?

Tout d’abord, il convient de dire que le logement est le lieu refuge de la famille et à ce titre, il est devenu plus que jamais le lieu central de la vie de l’ensemble des français qui ont été confinés. Ainsi, au-delà de la dimension sanitaire de cette crise, ce sont toutes les problématiques qui sont reliées au logement et à leurs disparités qui sont aujourd’hui révélées. Dans les centres urbains denses, les logements sont souvent trop petits et parfois surpeuplées. Et d’un point de vue de la qualité de vie mais aussi d’esprit, cela n’est pas anodin. Car si l’on est confiné dans des logements qui ne sont pas adaptés, cela peut entraîner des conséquences parfois bien néfastes. La crise révèle en creux toute l’importance de l’attention portée à la conception des logements et à la possibilité d’avoir les bons usages dans des espaces adaptés. La taille des logements est donc vraiment centrale.

A cela s’ajoute le télétravail qui, imposé aujourd’hui et beaucoup pratiqué, re-questionne inévitablement d’abord notre manière de travailler, notre rapport au travail, nos déplacements et par conséquent notre intimité. En effet, certains déplacements ne se font plus aujourd’hui et des porosités viennent alors se créer. Au cœur d’un espace confiné, les membres du foyer vivent aujourd’hui des journées qui se côtoient, alors qu’à l’inverse, elles ne se côtoient pas habituellement. En ce qui me concerne, je me rends compte que les journées que nous vivons mes enfants et moi, se côtoient beaucoup plus qu’en temps normal. Tous ces frottements n’existent pas habituellement et apparaissent aujourd’hui. Ainsi, cela modifie forcément notre rapport à l’intime et donc au logement. La chambre devient un espace de travail à part entière aujourd’hui et à ce titre-là, posséder un espace en plus spécifique pour le travail, n’apparaît plus comme superflu.

Par ailleurs, en ce qui concerne l’organisation spatiale du logement et l’importance des espaces, là aussi les choses évoluent. Habituellement, l’une des places centrales de la maison était le salon. Aujourd’hui l’espace de travail et l’ordinateur deviennent plus importants. Et donc là encore, spatialement cela pose question. Comment devons-nous nous organiser à l’intérieur de notre logement ?

Enfin, le rapport à l’extérieur dans les villes denses est un élément central à mentionner. Évidemment, aujourd’hui, il y est assez rare d’avoir la chance de posséder un balcon ou un espace extérieur. Alors que les parcs sont encore fermés, il nous est quasi impossible d’avoir un quelconque rapport avec la nature, et encore plus avec la terre et cela nous affecte forcément. D’autant plus en cette période printanière, celle du renouveau. Cela révèle en creux, la minéralité de la ville et au-delà, son inadaptation au changement climatique qui s’annonce, car les villes qui n’ont pas de végétation forte souffrent plus que les autres.

C’est parce que nous avons vécu un fonctionnement anormal de la ville, que tous ces éléments deviennent aujourd’hui visibles, mais ils révèlent aussi des dysfonctionnements qu’il nous conviendra de résoudre à l’avenir.

Le confinement a considérablement accentué le temps passé au sein de nos logements et l’échelle de l’immeuble prend actuellement tout son sens. L’ensemble de nos activités s’y sont regroupées, intensifiées. Pensez-vous que ce confinement change le rapport des habitants à leur logement ?

Je pense que c’est d’abord l’intérieur du logement qui aujourd’hui prend tout son sens. Car cette crise questionne aussi la taille du logement par rapport au nombre de personnes qui y habitent, ainsi que les nouvelles fonctions que l’on doit supporter au sein de ce même logement : travailler, faire l’école aux enfants, se nourrir… Pour cette dernière fonction, les conséquences sont évidentes : il s’agit d’avoir plus de stocks, car il est compliqué de faire des courses…Donc il faut forcément avoir des espaces en plus et donc une cuisine plus grande…

Par ailleurs, les mesures barrière nous interdisant de croiser des personnes à moins d’un mètre et sachant que les parties communes d’un immeuble sont rarement très généreuses, on déserte totalement les parties communes et les aménités des immeubles. Concernant les cours intérieures des immeubles, elles sont généralement toutes petites en plein cœur de Paris, ce qui limite donc forcément leur accès en cas de distanciation sociale. Alors si les voisins se connaissent bien, ce qui est assez rare, les familles se sont organisées les unes après les autres pour laisser les enfants sortir et s’amuser à l’extérieur. Mais la crise révèle que l’immeuble lui-même n’est pas adapté à cette situation et de manière générale ! Après, l’échelle de l’immeuble redevient un lieu de proximité, c’est vrai. Et cela casse finalement, un peu, le côté souvent trop anonyme de la ville.

Mais je pense qu’il est tout de même important de préciser que dans les métropoles denses, on accepte de vivre dans un petit logement, car il est habituellement possible de sortir. Le logement n’est souvent qu’un dortoir, surtout pour les étudiants. Imaginez aujourd’hui, ces mêmes personnes qui n’ont qu’un petit coin cuisine et un espace douche minuscule. On est certes aujourd’hui dans un fonctionnement anormal de la ville, mais il vient surtout révéler ce qui est une anormalité générale. Je m’explique : habituellement nous acceptons les contraintes de la ville lorsque celle-ci “nous rend des services” à l’image des sorties que nous pouvons y faire, de l’offre culturelle qui s’y développe et à laquelle nous avons accès, des restaurants dans lesquels nous pouvons déjeuner ou diner, des parcs et des espaces extérieurs au sein desquels nous pouvons nous promener… Et là, tout d’un coup, une grande partie des services urbains ne sont plus rendus, nous ne subissons donc que la contrainte de la densité et celles de la proximité. Alors que dans un fonctionnement normal de la ville, nous avons à disposition d’autres services qui nous permettent de pallier à ces espaces insuffisants.

Les logements en zone denses, avec peu d’espaces extérieurs, sont le quotidien de nombreux urbains pour les semaines à venir. Cette crise vient-elle interroger la manière dont on se loge en ville ?

Nombreux sont ceux qui aujourd’hui, se reposent la question du lieu où ils habitent et de leur confort au quotidien. Cela va être l’une des conséquences importantes de la crise. En fonction de la situation dans laquelle on se trouve aujourd’hui, il y a certaines personnes qui vont être incitées à déménager après la crise. Alors qu’au contraire, d’autres, pour qui le télétravail se révèle être un mode de fonctionnement intéressant, vont réinvestir leur logement et beaucoup mieux l’habiter. Par conséquent, certains vont vouloir réaménager leur logement afin de se créer un vrai espace de travail propice au télétravail, si ce n’est pas déjà fait !

Après, en ce qui concerne les conséquences de cette crise, on a beaucoup parlé ces derniers temps des centres urbains, mais elle révèle aussi en creux, la problématique du réinvestissement des lieux moins denses. Pour peu que ces lieux soient raccordés correctement à un réseau internet, il est fort possible que l’on observe dans les prochaines années une certaine forme de reconquête de ces territoires plus ruraux. Certaines personnes découvrent aujourd’hui que l’on peut très bien travailler à plusieurs dizaines de kilomètres d’une ville dense. Alors une question se pose : est-ce que certaines personnes qui aujourd’hui vivent en banlieue et qui testent en ce moment le télétravail, ne vont pas au final déménager encore un peu plus loin de la capitale pour ne s’y rendre dans le futur qu’une seule fois par semaine ? Ce regard et ce rapport au logement vont fortement évoluer avec la crise.

De manière plus générale, qu’est-ce que cette crise vient bousculer dans la façon dont on fabrique la ville et les logements ? Quels enseignements pourrons-nous en tirer demain ? En d’autres mots, est ce que l’on devra concevoir des logements différents pour demain ?

Notre manière de concevoir et de construire les logements sera forcément bousculée après cette crise. Pour les architectes c’est vrai, mais aussi pour les promoteurs immobiliers, les maires, les bailleurs sociaux… Demain, il nous faudra remettre le logement au centre de la vie  des gens. Cela signifie remettre au centre ce que les architectes disent déjà depuis longtemps : le logement n’est pas un produit, ni un bien de consommation comme un autre, c’est le lieu refuge par excellence, celui de l’intimité la plus proche des individus. Alors si ce logement est mal conçu, les personnes vivent mal et peuvent souffrir moralement. Le logement a un devoir d’accueil, de résilience, il doit nous permettre de nous sentir bien. Toute le contraire de ce que certains vivent aujourd’hui avec le télétravail et la proximité de leurs enfants et qui veulent retourner au travail le plus rapidement possible parce que le leur logement est inadapté.

Non seulement il sera nécessaire de concevoir des logements différents pour demain, mais c’est la ville dans son intégralité qu’il va falloir repenser. Et pour preuve, aujourd’hui, on voit bien avec les plans vélos qui commencent à se mettre en place au niveau de la région Ile-de-France et de la ville de Paris que l’organisation de la ville est un sujet central.

Prenons un autre exemple. Il est fort possible que demain, on se pose aussi des questions sur les lieux où l’air est ventilé mécaniquement, Les systèmes d’aération sont en réalité d’énormes propagateurs de virus. Est-ce que l’on continuera à les employer demain ? Cette crise nous incite à nous poser ce type de question sur tous les lieux qui accueillent du public et notamment les personnes les plus fragiles.

De quelle manière les architectes pourront avoir un rôle dans la résilience des villes après cette crise ?

Je pense qu’il doit y avoir une prise de conscience générale sur la manière dont on vit. Notre système est à bout de course. Il s‘agit donc de s’engager dans un nouveau modèle plus respectueux, de l’homme, de la nature et de l’ensemble des écosystèmes. Les architectes auront donc toute leur place pour dessiner des lieux plus adaptés, mais ils devront aussi plaider pour cette transformation de la société et la façon dont on l’aménage. Depuis de longues années, nous parlons de l’artificialisation des sols, de la taille des logements, de la façon de vivre dans les espaces collectifs et du déploiement de nouveaux services. Mais nous sommes rarement entendus, car le monde s’organise autour de problématiques plus financières, que d’usages et de résilience. Mais peut-être que cette crise va faire prendre conscience à tout le monde, et notamment à nos maîtres d’ouvrage, qu’il est nécessaire d’évoluer et que les commandes qui seront passées aux architectes vont elles-mêmes évoluer.

L’une des autres problématiques que l’on rencontre aujourd’hui, c’est aussi la production délocalisée. Il va donc falloir ramener de l’activité en France. Et de la même façon, nous allons chercher à développer de nouveaux circuits économiques courts. Et à ce niveau-là, les architectes peuvent développer de nouvelles relations avec des territoires locaux, notamment en ce qui concerne la paille. Aujourd’hui, partout en France, on produit de la paille, il n’est donc pas nécessaire d’aller chercher du sable à des milliers de kilomètres de la France, pour produire du béton. On peut en réalité insérer de la paille dans les bâtiments ou du chanvre. C’est la même chose pour le bois, de nombreuses forêts françaises peuvent être à nouveau exploitées. On peut aussi utiliser la terre qui est présente sur le site. Il s’agit donc pour les architectes de réapprendre à se servir des matériaux locaux.

Enfin, dernière chose, la question du réemploi : demain on ne démolira plus comme on démolit aujourd’hui. Les démolisseurs vont petit à petit disparaître, et un nouveau métier va apparaître, celui de déconstructeur. Au 19e siècle, on déconstruisait des bâtiments pour en reconstruire d’autres. La pénurie de ressources qui va s’accélérer, va amener avec elle des pratiques qui seront plus vertueuses car plus locales. Elles vont aussi faire émerger de nouveaux métiers localement. Ce qu’on appelle l’architecture vernaculaire. Les ressources de plus en plus rares, vont donc forcément modifier nos pratiques à l’avenir.

Envies de ville : des solutions pour nos territoires

Envies de ville, plateforme de solutions pour nos territoires, propose aux collectivités et à tous les acteurs de la ville des réponses concrètes et inspirantes, à la fois durables, responsables et à l’écoute de l’ensemble des citoyens. Chaque semaine, Envies de ville donne la parole à des experts, rencontre des élus et décideurs du territoire autour des enjeux clés liés à l’aménagement et à l’avenir de la ville, afin d’offrir des solutions à tous ceux qui “font” l’espace urbain : décideurs politiques, urbanistes, étudiant, citoyens…

✉️ Je m’inscris à la newsletter