Publié le 29.09.20 - Temps de lecture : 8 minutes

« Les voisins peuvent devenir maîtres d’ouvrage de l’espace public »

Marie et Mïa sont deux étudiantes en entrepreneuriat à l’Université Paris-Dauphine qui ont décidé de partir observer les initiatives urbaines de 6 villes d’Amérique du Nord ! Le confinement les a conduites à repenser leur projet et à s’intéresser aux nouvelles conceptions de la ville de demain, depuis leur domicile. Pendant 6 mois, Envies de ville va suivre et publier les réflexions et les découvertes de ces deux reporters autour des innovations en termes d’urbanisme.

En renforçant les liens entre plus de 15.000 voisins, la République des hyper voisins promeut la vie de quartier et la solidarité, allant même jusqu’à en faire de véritables acteurs de l’aménagement public et social. Explications de Patrick Bernard, son fondateur, qui croit en la création d’une véritable cartographie du lien social, pour transformer la ville en villages.

Quelle idée se cache derrière la République des Hyper Voisins ?

Ça commence il y a 3 ans, en avril, dans l’arrière-salle d’un restaurant de quartier, entouré d’une poignée de voisins. Jusqu’alors, j’avais travaillé seul : lu mes petits bouquins, rencontré pas mal de gens et fait mes gammes car ce n’était pas un secteur dans lequel j’avais des compétences particulières, donc j’ai appris. Et en avril 2017, j’ai commencé à associer mes plus proches voisins au projet.
Tout est parti d’une observation. Dans la boutique qui jouxte le restaurant où nous tenons nos réunions, il y a un primeur qui s’appelle Nassim. Le matin quand les enfants passent pour aller à l’école, ils viennent tous faire la bise à Nassim. Et à la sortie de l’école, on pouvait entendre des phrases comme « Oh ta mère m’a dit que tu avais eu une mauvaise note, c’est quoi cette histoire ? Je te donnerai plus de cerises. » En fait, Nassim connaissait tout le monde et tout le monde connaissait Nassim. Mais ce qui sautait aux yeux, c’est le fait que tous les gens qui connaissent Nassim ne se connaissent pas entre eux. Cela a donné un cadre à la fois simple et évident au projet : j’allais donc consacrer mon temps à connecter tous les gens qui connaissaient Nassim. Restait à savoir comment…

L’intuition de départ était :si on stimule et dynamise les interactions entre des personnes qui vivent dans un même territoire, on finit par créer une valeur, une richesse. Et cette richesse -que l’on appelle communément convivialité- plutôt que de la réduire à un simple bon sentiment, nous proposons de l’envisager sous l’angle d’un actif économique dans la perspective de « penser la ville de demain.

Un actif qu’il serait bon d’évaluer, de mesurer, en incluant d’emblée dans la démarche un volet recherche-action. Mais l’enjeu principal du projet sera sa capacité à définir les conditions dans lesquelles une collectivité territoriale pourra investir dans la convivialité, à la manière d’un investisseur classique, pour en attendre un retour concret, d’abord pour le bien-être de des habitants mais également pour performer certaines politiques publiques.

Et concrètement, comment ça a démarré ?

Sur la manière de faire, je n’avais pas d’idées particulières. Mais l’exemple quotidien de Nassim a esquissé la méthode et mon boulot s’est naturellement consolidé, jour après jour, par mimétisme. D’abord, il a fallu dessiner un territoire, à l’instar d’une zone de chalandise. Pour cela, je me suis rendu à l’APUR (Atelier Parisien d’Urbanisme), j’ai sélectionné 5 IRIS (unités statistiques de l’INSEE) pour définir un territoire recouvrant 70 hectares, irrigué de 53 rues et peuplé de 15 000 habitants. Et c’est à partir de ce simple dessin que s’est créée la République des Hyper Voisins. Pour susciter l’adhésion au projet, le teasing a été volontairement minimaliste et la naïveté du propos parfaitement assumée : dans cette République des Hyper Voisins, le seul but annoncé était de transformer un voisin qui dit bonjour 5 fois par jour en hyper voisin qui dit bonjour 50 fois par jour. Et c’est cette petite histoire que j’ai commencé à raconter à mes voisins.

Donc, la première réunion en avril 2017 a été un regroupement de personnes, autour d’une question clef : comment trouver les bons dispositifs et les bonnes pratiques pour parvenir à connecter les gens entre eux. On a commencé par se réunir tous les samedis ; et tous les samedis, Nassim prenait les clients par la main et les amenait au restaurant en disant : « Tiens, va voir Patrick, il est sympa, je sais pas très bien ce qu’il veut faire mais ça devrait te plaire. »

L’idée était juste d’échanger : « Est-ce que vous êtes d’accords avec le fait qu’on se dit moins bonjour qu’avant ? Peut-être pas assez ? Et quelles sont les bonnes méthodes pour pouvoir changer ça ? ». Et pour répondre à cette question, nous avons très vite axé nos choix sur la création d’un événementiel de qualité. Tout en faisant bien comprendre que notre but n’était pas, in fine, d’animer le quartier mais de connecter les gens. L’évènementiel étant le moyen d’y parvenir, pas la finalité.

Pourriez-vous évoquer les évènements emblématiques montés avec la République des Hyper Voisins ?

Le premier événement qu’on a mis en place, c’est la Table d’Aude. Quand on identifie les vecteurs de liens sociaux, on s’aperçoit vite que la nourriture partagée arrive souvent en première position. Le projet a donc été de transformer la rue de l’Aude en un énorme banquet. Des voisins plus raisonnables que moi ont, dans un premier temps, un peu tempéré les ardeurs. « Tu ne connais pas bien le quartier, ici c’est plutôt peinard. Ce n’est pas le 14ème le plus actif, commençons par faire le banquet dans une impasse et si on arrive à mettre 50 personnes autour des tables, ça sera formidable. ». Il a donc fallu s’entêter un peu, former le rêve et entraîner les plus indécis. On a eu quelques déconvenues avec la météo, on a repoussé, mais le jour J, on a eu 700 personnes attablées. Le principe c’était qu’on préparait une belle table, avec une belle nappe, des chemins de table, des décorations faites par les enfants, des fleurs des fleuristes du quartier, … Une table qui faisait à l’époque environ 250m. Ça a été un vrai succès : il y avait des fanfares partout, de la musique, les impasses étaient remplies d’enfants, tout le monde était ravi ! Depuis, lors des deux éditions suivantes, on a intégré une autre rue attenante et rallongé la table qui fait désormais plus de 400 m de long et accueille 1000 convives.

Cette Table d’Aude a été le déclencheur… et il a fallu enchaîner ! On a fait des carnavals pour les enfants puis, l’hiver arrivant, on s’est mis à distribuer des chocolats chauds et chouquettes gratuitement dans la rue juste pour interpeller les gens, on a transformé des impasses en salles de cinéma en enlevant les voitures, en tendant une toile au fond de la rue et en installant 300 chaises.

L’autre grand événement, ça a été la Garden Coty. Un dimanche matin, les gens se sont réveillés avec des affiches électorales « Votez René Coty, notre Raïs à nous », en référence à OSS 117. En même temps, on a transformé le parc Montsouris en Élysée avec des gardes républicains, des enluminures sur les grilles, des grands tableaux en aluminium de René Coty façon Obama, le tapis rouge à l’entrée du parc et une vingtaine de barnums sur la pelouse. Jean Dujardin nous a même fait la promotion de notre événement ! Et résultat, 2000 personnes étaient présentes et on a diffusé le film d’OSS 117 sur un très grand écran.

Cette dynamique évènementielle a donc eu plusieurs objets : créer du lien entre les bénévoles, contribuer à notre notoriété auprès des riverains et nous faire gagner en légitimité auprès de la collectivité.

Pour créer du lien entre voisins, quel(s) dispositif(s) mettez-vous concrètement en place ?

Le dispositif central est ce qu’on appelle « l’ami du quartier : une personne qui dédie 100% de son temps pour connecter les gens, pas seulement grâce à ses qualités empathiques mais surtout grâce à un ensemble de micro-dispositifs locaux, une sorte de boîte à outils, que nous avons expérimentés depuis trois ans. C’est aussi une personne qui s’intéresse aux enjeux urbanistiques de son quartier. Par exemple, il peut discuter avec des propriétaires de baux commerciaux vides pour que les commerces soient en adéquation avec les besoins des habitants du quartier. Il peut aussi s’allier avec des professionnels de santé pour créer une maison médicale dans le quartier, aider à la végétalisation des rues ou contribuer à mettre en place une collecte de déchets ménagers avec le soutien de la mairie. À travers son action, les habitants peuvent ainsi devenir les architectes de leur quartier et ça permet de transformer l’espace public en bien commun, ce qui change tout ! Ce qui sera réplicable dans le futur dépend donc de la qualité de ces dispositifs.

Des initiatives qui tombent sous le sens !

On peut donner quelques exemples. On parle souvent de la communauté des trentenaires qui a du mal à amener les enfants à l’école à l’heure. Il suffit de les relier à la communauté des jeunes retraités qui sont dynamiques et souvent demandeurs de lien social. Pour cela, on a crée le pédibus, un outil qui lie ces deux communautés, qui forme les jeunes retraités à l’accompagnement des enfants et permet ainsi de prendre le relais des parents débordés. Un autre exemple, on n’a pas de poissonnier dans notre quartier alors que les amateurs de poisson sont nombreux : on a donc monté le Fish Club, en direct avec un petit pêcheur normand, auprès duquel chaque personne du quartier peut passer commande. Le samedi on met en place un petit stand pour les ventes, où une Fish Team composée d’habitants donne le coup de main à notre pêcheur. Des outils de ce type, il y en a des dizaines qui peuvent être mobilisés au quotidien.

Quelles sont les limites que tu imagines au système de « l’ami de quartier »?

La continuité du projet, par delà l’investissement personnel de son fondateur, a été très vite identifiée comme le gros point de vigilance de la démarche. J’ai souvent entendu cette remarque : « Le projet marche parce que tu t’y consacres à plein temps mais le jour où tu le laisses, on se demande ce qui va se passer ». C’est une remarque classique qu’entendent beaucoup de porteurs de projets mais nous l’avons prise très au sérieux. Nous avons donc repensé la réplication du dispositif « ami du quartier » en le réorientant vers un cadre de formation-apprentissage de 3 ans et non plus en l’imaginant comme un métier à durée indéterminée.
Des discussions sont entamées avec des grandes écoles, des universités pour imaginer une formation certifiante, et pourquoi pas plus tard qualifiante, d’ingénieur social ou d’architecte social, qui conduirait à un métier doté d’une double compétence : à la fois celle d’un conducteur de projet avec une capacité à faire émerger des projets locaux mais aussi celle d’un « acteur positif » à l’échelon extra-local entre l’habitant et les services de la ville. Une « Université des amis du quartier », associant la collectivité et certains acteurs privés pourrait alors piloter le recrutement, valider les acquis et les retours d’expérience de ces « amis du quartier ».

Comment imaginez-vous les villes de demain ?

Je me contenterai humblement d’imaginer la ville où je vis. Si l’on prend l’exemple de Paris, dans cette ville très dense, une piste intéressante pourrait être de combiner deux approches très complémentaires : celle (descendante) exprimée par la Maire de Paris quand elle prône une de la « Ville du quart d’heure », une ville qui optimiserait la mobilité de ses habitants en plongeant ses racines au plus près des préoccupations quotidiennes des habitants, et celle (montante) qui consisterait à remailler la ville en territoires de vie beaucoup plus réduits, des villages, à l’intérieur desquels il s’agira d’encourager le citoyen à devenir acteur de son quotidien.

Reste que fabriquer un village dans la ville ne se décrète pas, on ne va pas d’autorité tracer des frontières, il faut interroger les gens, savoir où ils rayonnent, où ils ont leurs habitudes, essayer de comprendre jusqu’à quelles rues ils se sentent chez eux. Et lorsqu’on agrègera toutes ces « cartes » de territoire, on pourra visualiser sur le plan de la ville des « territoires de vie », des territoires définis par la densité des activités.

Ces villages, il n’est pas incongru d’en imaginer jusqu’à 150 dans Paris et, si l’on veut bien considérer que ces territoires ne doivent pas dépasser chacun 5000 habitants pour que les interactions demeurent possibles, alors c’est environ le tiers de la population parisienne qui pourrait être impactée par cette nouvelle organisation. Avec, si l’on positionne un ami du quartier dans chacun de ces villages, des gains potentiels sur l’apaisement des quartiers, la propreté, la mobilité, les stratégies zéro déchet, la résilience, etc. Donc faire de Paris un vrai laboratoire (à l’échelle) de la transition urbaine.

Dans une récente interview, vous dites vouloir faire de ces voisins des “maîtres d’ouvrage de l’espace public”. Aujourd’hui, quelles relations souhaitez-vous construire avec la municipalité ?

Je crois que sur certains projets, on a besoin d’inventer un nouveau cadre juridique susceptible de légitimer l’implication citoyenne. Je vais prendre en exemple un de nos projets, « Et toi, tu ferais quoi à ma Place ? », qui se propose de transformer la Place des Droits de l’Enfant en place de village. Ce projet nous a amenés à faire l’été dernier une consultation publique pour questionner la pertinence de notre proposition auprès de nos voisins. Des questionnaires nous ont permis de définir les attentes des riverains : animer la place, la piétonniser, la végétaliser, l’équiper en mobilier urbain léger. À la suite de cette première phase, nous avons constitué une équipe d’urbaniste, d’architecte, de paysagiste du quartier qui a dessiné le projet que nous avons présenté à la Mairie. La suite, ça a été des réunions régulières avec les services techniques (services de la voirie, la direction des espaces verts, etc.) afin de chiffrer le chantier et se répartir la charge de travail. Or, cette co-conception, si elle s’apparente à une co-maîtrise d’ouvrage, ne peut, dans les faits, réellement en être une car nous évoluons sur l’espace public et sans délégation. Mais cette expérimentation ouvre cependant un vaste champ de collaboration, entre les citoyens et la collectivité, qui tout en s’appuyant sur l’expertise professionnelle des services techniques autorise une implication très poussée des riverains dans l’aménagement de leur environnement quotidien.

Reste, si l’on souhaite modéliser ce type de fonctionnement, qu’il faudra inventer un cadre à cette implication. Un cadre d’action, mais également un cadre juridique qui puisse légitimer l’action positive et d’intérêt général de certains citoyens sans qu’elle soit contestée sur le terrain du droit.
Au-delà de la co-conception de l’ouvrage urbain qui restera par définition une action minoritaire, ce cadre juridique pourrait par contre parfaitement en border la maîtrise d’usage, c’est-à-dire la capacité d’une organisation citoyenne à maîtriser l’usage d’un bien public. Pour reprendre l’exemple de la Place des Droits de l’enfant, l’enjeu véritable de cet espace co-conçu, plus que la modification de sa voirie, est l’usage que l’on fera de cette place de village. En d’autres termes, son emploi du temps : quelles seront les activités qui pourront s’y dérouler, du lundi matin au dimanche soir, sur lesquelles les riverains s’accorderont et quels outils mettrons-nous en place pour en maîtriser les usages afin qu’il correspondent aux vœux initiaux.
Pour rendre tout cela possible, nous proposons de réfléchir aux termes de ce qui pourrait devenir une « délégation de service public citoyenne » avec, d’un côté, des contrats d’objectifs à respecter émis par la collectivité et, de l’autre, des moyens mis à la disposition de collectifs ou d’associations locales pour y parvenir. Avec toujours le même pari : plus le citoyen est impliqué dans son territoire, plus il se l’appropriera, le respectera et l’entretiendra.

Pour finir, quels impacts le confinement a-t-il eu sur la République des Hyper Voisins ?

Le confinement a réellement été un accélérateur de la République des Hyper Voisins. Il y a eu une réceptivité exceptionnelle des gens du quartier durant cette période. En deux temps trois mouvements, tout le monde s’est transformé en fabricants de masques, de calots, de blouses pour l’AP-HP. On s’est tous mobilisé pour faire des gâteaux aux soignants, pour le SAMU social, pour les EHPAD. Chacun s’est enquis du sort de la voisine âgée au troisième gauche, nous avons pris en charge un centre d’hébergement d’urgence qui venait de se monter dans le quartier (dons en nourriture, vêtements, soutien scolaire à distance pour les enfants, etc.). Tout le monde voulait s’impliquer mais surtout, tout le monde a ressenti le besoin de l’autre. Et cet élan, qui a certes existé un peu partout, a pris une telle mesure dans notre quartier que nous avons la faiblesse de penser qu’il est en grande partie dû à tout notre travail de mise connexion depuis trois ans. La convivialité, quand elle est dynamisée durablement et avec méthode dans un territoire, assure sans l’ombre d’un doute une plus grande résilience à ce même territoire. Ou en d’autres termes : plus la ville ressemble à un village, plus elle est résiliente.

Envies de ville : des solutions pour nos territoires

Envies de ville, plateforme de solutions pour nos territoires, propose aux collectivités et à tous les acteurs de la ville des réponses concrètes et inspirantes, à la fois durables, responsables et à l’écoute de l’ensemble des citoyens. Chaque semaine, Envies de ville donne la parole à des experts, rencontre des élus et décideurs du territoire autour des enjeux clés liés à l’aménagement et à l’avenir de la ville, afin d’offrir des solutions à tous ceux qui “font” l’espace urbain : décideurs politiques, urbanistes, étudiant, citoyens…

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