La Tellplatz à Bâle illustre bien l’idée de carrefour vivant de Sonia Lavadinho (©Sonia Lavadinho)
Publié le 10.11.22 - Temps de lecture : 5 minutes

Sonia Lavadinho : “Réduire la place de la voiture ne sert à rien si l’on ne redonne pas cette place à l’humain”

En couverture : La Tellplatz à Bâle illustre bien l’idée de carrefour vivant de Sonia Lavadinho (©Sonia Lavadinho)

Comment mieux partager la rue pour mieux partager la ville ? Quelle place pour la voiture dans cette logique ? Autant de questions sur lesquelles Sonia Lavadinho, anthropologue et géographe urbaine active dans les champs de la mobilité, de l’espace public et de la prospective des modes de vie, réfléchit depuis plusieurs années. Interview.  

Quelle est votre vision d’un meilleur partage de la ville, notamment de l’espace public ?

Sonia Lavadinho : Dans une logique de sobriété, il faut d’abord questionner nos déplacements par défaut : sont-ils nécessaires, utiles, désirables ? Tout se joue dans les possibilités que nous offre la ville en la matière : il faut créer des dynamiques de proximité, c’est-à-dire des espaces urbains dans lesquels nous avons le choix de nous déplacer, grâce à l’élasticité de la marche, du vélo, dans un rayon temporel inférieur à une heure. Par ailleurs, je pense qu’il nous faut dépasser le paradigme de la vitesse, à laquelle est consacrée une grande partie de nos espaces fonciers : les autoroutes, les bretelles, les boulevards, etc. Cet environnement a été conçu pour laisser le moins de place aux frottements, aux obstacles possibles, et aménager de grandes voiries pour les virages, les ronds-points. Au contraire, les espaces piétons sont fins, mais très riches et texturés. Il y a un rééquilibrage à opérer entre ces deux environnements. Ne serait-ce que pour rendre l’habitat en ville plus accessible. L’une des raisons pour lesquelles le m2 habitable est si cher en ville tient à la rareté du foncier disponible, accaparé qu’il est par l’obésité de nos infrastructures de vitesse. Une ville libérée de la tyrannie de la vitesse devient plus compacte et peut regagner entre un quart et un tiers de ses mètres carrés pour des usages plus utiles à la société, comme construire des logements, des équipements ou encore des places ou des parcs, tous des éléments qui contribuent bien plus à la qualité de vie de ses habitants que le fait d’aller vite.


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Pourquoi le ralentissement de la vitesse des voitures est un préalable à ce meilleur partage de la ville ?

Sonia Lavadinho : Nous assistons au déploiement de telles mesures depuis quelques décennies déjà en Europe, cela se généralise tout simplement car l’efficacité de ces mesures est avérée : une meilleure vitalité économique et commerciale, une diminution des risques et des nuisances associés au trafic, une meilleure santé pour la population. Plus de place pour les sociabilités et les solidarités, une meilleure cohésion sociale et intergénérationnelle. Quel maire ne souhaiterait pas atteindre tous ces objectifs pour sa ville ? Pour le prix modique de quelques panneaux et peintures au sol, je peux aussi vous garantir que c’est l’une des politiques les moins chères et dont le retour sur investissement est des plus efficaces. Apaiser la ville permet de mettre sur un pied d’égalité tous les modes de transport, sans donner l’avantage à la vitesse. Si tous les axes sont limités à 30 km/h, nous serons davantage incités à utiliser, par exemple, un vélo électrique, vu que le différentiel de vitesse avec la voiture est moindre.

Aujourd’hui, il est cependant possible d’aller encore plus loin que le 30 km/h généralisé, en aménageant des zones de rencontre où les humains cohabitent aisément avec les voitures. Ce n’est pas tant la voiture que la vitesse. Une voiture qui roule à 10 ou à 20 km/h cohabite très bien avec des seniors qui jouent aux échecs, des couples d’amoureux qui s’embrassent sur un banc, des enfants qui jouent, des amis qui boivent un verre assis à une terrasse. En Suisse, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Belgique, en Italie, en Espagne… Des dizaines de milliers de ces zones de rencontre existent et marchent parfaitement bien depuis des décennies. En France, bien que la loi l’autorise depuis 2008 (bien plus tardivement qu’ailleurs certes), très peu de zones de rencontre ont été créées, alors même que les résultats en termes de cohabitation sont infiniment meilleurs que pour les zones 30. C’est étrange que la France continue d’accuser ce retard international. C’est un peu comme si tout le pays acceptait de s’éclairer encore à la bougie plutôt que de passer à l’électricité.

La ville ne vaut que dans la mesure où elle est faite pour se rencontrer

Justement, quelle doit être la place accordée aux autres formes de mobilité pour mieux partager les espaces publics ?

Sonia Lavadinho : La plupart des villes en France et en Europe sont plutôt compactes et pourvues en centres de vie, y compris dans les périphéries. Il faut y ménager la place du corps en mouvement mais aussi des temps de vie civique dans des espaces publics confortables où chacun peut s’attarder un instant, ce qui favorise les rencontres et encourage les gens à interagir et à s’entraider, ce qui permet de mieux combattre des problèmes récurrents dans la vie urbaine comme la dépression, la solitude et l’isolement. Mais à condition que l’espace récupéré de la fonction circulatoire soit réinvesti dans la présence humaine. Ce serait malheureux de soustraire des mètres carrés à la voiture pour ne l’offrir qu’à de nouvelles infrastructures de vitesse, pour le vélo par exemple, ou même uniquement des trottoirs plus larges pour que les piétons marchent plus vite. Encore une fois, il faut se départir de ce paradigme fonctionnel qui consiste à penser que la ville, c’est fait pour bouger. La ville ne vaut que dans la mesure où elle est faite pour se rencontrer. Je prends comme modèle les carrefours vivants à la bâloise, qui fonctionnent sans feux, apaisés à 30 km/h ou à 20 km/h, et qui constituent des archipels de convivialité dans un océan motorisé. Reste à relier ces havres de paix entre eux à travers des ruisseaux de fraîcheur et des coulées vertes qui rendent la ville praticable à pied et à vélo.

Le concept de carrefour vivant imaginé par Sonia Lavadinho (©Lisa Subileau)

Le concept de carrefour vivant imaginé par Sonia Lavadinho (©Lisa Subileau)

Quels sont les exemples qui ont fait leur preuve en la matière en Europe ?

Sonia Lavadinho : Je pense d’abord aux villes nordiques comme Göteborg, Amsterdam, Copenhague ou Mälmo qui, au-delà de leurs villes-centres, ont su construire des périphéries très bien reliées entre elles par des maillages très apaisées et très végétalisées où il est facile de se mouvoir en train ou à vélo. Certaines villes se montrent très multimodales, comme Stockholm ou Zurich. Elles ont su constituer des réseaux de transport en commun extrêmement performants capables de concurrencer la voiture individuelle. Bilbao (350 000 habitants) est la championne de la marchabilité en Europe, avec une part modale de la marche de 64 %, plus du double de la plupart des villes de sa taille. Son secret : elle a osé sortir de l’idée de la ville du quart d’heure et a misé sur l’idée de reconquérir le segment des 2 km à pied, soit plutôt 25 à 30 minutes. Un autre très bon exemple, en Amérique-du-Nord cette fois, est celui de Montréal et ses plus de 500 ruelles vertes qui donnent de la place à la marche à pied et au jardinage citoyen dans l’espace public.

 Il faut traiter l’espace des mobilités ou la question des îlots de fraîcheur comme un levier pour déployer des corridors de santé et de biodiversité afin de mieux nous accueillir.

Quels leviers doivent être activés pour multiplier ce type de politiques en faveur du partage de l’espace public dans les villes selon vous ?

Sonia Lavadinho : Il faut qu’ensemble, élus, agents et acteurs privés, deviennent forces de proposition pour transformer les espaces publics. Les villes les plus marchables et soucieuses du bien-être de leurs usagers seront toujours plus attractives économiquement et plus attractives pour se loger, donc c’est dans l’intérêt des promoteurs et des aménageurs de rendre les villes marchables, au-delà du strict périmètre de leurs opérations urbaines. Aux États-Unis, il n’est pas rare aujourd’hui que les entreprises elles-mêmes investissent dans les espaces publics à proximité de leurs sièges, afin de devenir plus attractives pour leurs employés. Je défends cette approche biophilique de la ville, mais elle ne peut être dissociée de l’approche relationnelle.

Le risque que je vois émerger aujourd’hui est le suivant : même pour des mobilités douces comme la marche et le vélo, on continue d’aménager des infrastructures lourdes. Ce qui est un vrai paradoxe. Il ne faut pas traiter l’espace des mobilités ou la question des îlots de fraîcheur comme des problèmes techniques, mais plutôt comme un levier pour déployer des corridors de santé et de biodiversité afin de mieux nous accueillir : nous les humains, mais aussi tous les vivants qui vivent avec nous en ville. Le Vivant doit s’inviter dans nos rues pour accompagner ces mobilités douces à la portée de nos corps en mouvement. L’enjeu n’est donc pas simplement de remplacer nos bonnes vieilles infrastructures de vitesse par de nouvelles infrastructures, mais de proposer carrément des nouvelles espèces d’espaces, comme dirait Georges Perec. Il nous faut pour cela questionner la fabrique même de la ville. De quoi avons-nous réellement besoin ? Créons non pas des infrastructures, mais des vrais lieux de vie que les gens adorent fréquenter. Accessoirement, on pourra y faire passer encore des voitures. Ce sera la cerise sur le gâteau. Mais le gâteau, c’est la présence humaine.

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